Thursday

Zabou et Tristan


Cap d'Antibes, 19 juillet 2010,

Dans l'immense hall palpitant d'un grand hôtel, un arrêt sur image. Deux êtres aux silhouettes dépareillées. Deux opposés associés dans un même état d'être. Lui, grand et mince, presque maladif. Perché sur une paire de bottines à talon. Serré dans un jean moulant. Ses longs cheveux décrivant son visage pâle se mêlent dans les poils de son blouson en fourrure. Ce blouson disproportionnant  sa silhouette s'arrêtant juste au-dessus de ses fesses, laissant à peine comprendre le manque de hanches. Elle, petite et pleine de formes féminines. Un blouson fluide serré à la taille par une large ceinture en cuir marron donnant naissance à des hanches généreuses. Un large pantalon noir touchant le sol, découvrant les bouts d'une paire de mocassins à gland. L'ouverture de son col laisse apercevoir un collier de perles serré autour de son cou blanc. Son visage quadrillé par un carré de cheveux noirs corbeau à la longueur des oreilles. Des grenades rouges parent ses lobes.  Sa frange tombant dans ses yeux, son menton pointu arrive à peine à hauteur du coude de son compagnon.

Leurs deux regards sont perdus dans l'infini bleu de l'horizon sur le quel s'ouvre le hall en face. Le lointain les appelle et les empêche de  bouger en même temps.

Quelques instants plus loin, ils se dirigent vers la réception, puis montent dans leur chambre. Une caisse de champagne le suit de peu. Un sachet de blanche les attend impatiemment dans le sac en croco serré par les doigts osseux de Tristan.

Quel drôle de prénom, comme s'il était destiné à sombrer dans une tristesse sans fin.

Les premières ombres du soir fondent la mer et le ciel à l'horizon. Les premières notes de Satie redonnent vie aux pensées d'Isabelle. Son regard perdu dans l'observation du mariage des deux éléments. Une coupe de champagne entre ses petits doigts. Quelques cristaux au coin de sa narine.

"Tout le monde m'appelle Zabou. Comme si je n'étais qu'une petite chose. Elle, elle m'appelait par mon vrai nom. Elle, elle m'appelait Isabelle:
-Viens, Isabelle!
-Découvre-toi, Isabelle!
-Laisse-moi un morceau de ton cœur, Isabelle!
-Rends-moi un semblant d'innocence, Isabelle!"

Sa petite voix stridente, mais agréable, le ramènent à lui. Comme si les résonances de ses paroles pouvaient l'arracher des abîmes de son âme qui plongeait dans une profonde mélancolie.

"Je me suis abandonnée à Elle. Je lui ai tout donné. Elle m'a tout pris. Elle m'a tout montré. J'ai tout pris. Elle m'a tout appris, je n'ai rien appris. Sa chair a donné à ma chair un lieu d'être.  Son cœur a donné a donné à mon cœur un rythme. Ses paroles ont données à mes paroles une raison d'être. Nous nous sommes retrouvées chacune à notre tour. Nous avons enfin compris. Nous étions enfin libres de nous mêmes.

Mais la séance découverte est finie. Le reste est payant.  Il faut payer au prix des pleurs, du sang, des coups, des cris solitaires au plus profond de la nuit, des éclats de rire nerveux. Au prix des oui et des non. A coup de toujours, jamais, à jamais...plus jamais. "

Isabelle éclate en pleurs silencieux. Ses yeux remplis laisses déborder quelques grosses larmes qui coulent sur ses joues rondes. Ses lèvres tremblent mais ne laissent échapper aucun son.

Tristan aimerait dire un mot, mais sa langue reste paralysée à trop lécher les restes de cristaux coincées sous ses gencives.  Il pose sa main sur celle d'Isabelle et revient à sa propre tristesse.

Il se sent si vieux, si inutile, si remplaçable.

Il a commencé à vivre sa vie tellement jeune. Rejeté par sa famille pour ce qu'il était. Cela faisait plus d'une dizaine d'années qu'il errait entre les bras profiteurs d'amants fortunés.  Il donnait sa peau pour recevoir au retour un semblant de vie et de stabilité. Il s'offrait beau pour satisfaire le manque de goût de ses mécènes. Il n'a rien appris à faire si ce n'est se faire beau, chauffer une carte à blanc ou remplir toutes les pages d'un chéquier.

Dépourvu de toute formation, il se retrouve aujourd'hui volé du seul amour. Le seul homme qu'il ait jamais aimé, l'abandonne aujourd'hui pour un plus jeune, plus frais, moins friand, moins rusé. L'homme qui lui donnait tout ce dont il avait besoin et plus encore. Il lui donnait tout sauf le respect. Comme on peut parfois manquer de reconnaissance à une personne qui nous rend service et que l'on considère satisfaite en la payant. L'argent n'est pas tout-puissant.

Trop tard pour s'en rendre compte une fois habillé de la tête au pied en marques de luxe et de sur mesure. Trop tard pour s'en rendre compte avec le nez refait par le meilleur chirurgien parisien. Un nez détruit à force de s'enfiler un rêve blanc de force et de caractère par les narines. Trop tard pour s'en rendre compte quand l'amour dont on est remplit éveille la haine envers celui qui nous a volé la présence de l'objet de nos sentiments.

Ce jeune futile réveille en Tristan un mépris de toute la jeunesse. Isabelle étant très jeune, à peine majeure. Noyée dans sa tristesse pourtant remplie de ce fol' espoir de retrouver un jour tout ce qu'elle mérite.

Pas lui, lui, il n'a plus droit à rien. Le temps est écoulé pour lui. Il n'a qu'une envie irrépressible. Celle de lui voler à elle ce petit brin d'espoir.

Renforcé par quelques nouveaux rails et les bulles montant à la tête, il l'attaque. Il l'attaque par sa douceur. Il s'accroche à la vie en essayant d'entrer en elle.  De participer à sa jeunesse.

Isabelle y prend goût sans refus. Les caresses de Tristan éveillent en son corps les souvenirs charnels qu'elle a pu connaître avant Elle. Leurs hanches jouent ce jeu éternel d'indécision qui donne naissance à la vie.  Protégés par un préservatif pour empêcher cette création il adonnent librement à cette folie. Ils éclatent en extase complétement épuisés et désaxés. Ils redescendent. Isabelle rit de bonheur exposé et d'espoir d'un lendemain possible.

Tristan replonge dans sa tristesse, il n'a rien pris, il a encore tout donné. Tout ce qui restait en lui. Au lieu de voler ce petit morceau d'âme par un acte sans but il a donné une perception d'aboutissement aux croyances d'Isabelle.

Ils continuèrent à s'enivrer jusqu'à l'évanouissement.

A l'aube, Isabelle se réveille seule. Une musique bien trop entraînante pour un sommeil lui rappelle l'incohérence de ses actes. Les vêtements de Tristan sont au pied du lit.  Elle s'approche encore toute nue de la porte fenêtre. Par cette vitre, elle aperçoit une peau morte sur la plage. Un bout de fourrure abandonné au milieu d'une marrée montante.

Elle enfile rapidement une robe de chambre et court dehors. elle ne comprend rien. Elle s'avance. Elle ramasse la veste à peine mouillée. Elle la serre contre sa poitrine. Elle sent l'odeur un peu acre de Tristan. Elle sent l'odeur de l'ambre qu'il déposait sur son col. Elle perçoit les marques de pas dans le sable. Elle en suit la trace. Elle se retrouve caressé par les vagues jusqu'aux genoux.

L'eau est glaciale. Ses yeux s'emplissent à nouveau de larmes.  Sa bouche tremblante laisse s'échapper quelques cris de désespoir étouffés. Elle se met à hurler son prénom frénétiquement. Elle se plie en deux pour amplifier sa voix. Comme si elle était consciente que sa petite voix ne pouvait pas arracher Tristan des abîmes de la mer.

Aucune réponse.

Isabelle est rentrée à Paris.

Wednesday

L'Amant


Istanbul, 4 mai 2008,

Le mouvement de ses hanches au rythme de la musique. Le jean glisse sur sa chair en caressant ses cuisses. La ceinture découvre le bas de son ventre. Ses mains aux longs doigts vaguant dans l'air découvrent ses beaux bras musclés. Ses dents blanches brillent dans le sourire de ses lèvres pleines. Le bleu de ses yeux me donne la promesse de sa peau brûlante.

Je dérive de son regard étincelant vers les étoiles en penchant ma tête en arrière. Quelques faisceaux laser s'intercalent entre moi et le ciel immense au-dessus du toit qui accueille cette soirée.

Je m'approche de lui. Ses cuisses entre mes cuisses. Nos hanches se balancent dans le même rythme. Je glisse les paumes de mes mains sous son T-shirt. Sous mes doigts je sens ses muscles se tendre et se détendre en harmonie avec toute la piste de danse. La lumière caresse les gouttes de sueur qui couvrent nos corps.

Son sourire se fige tout à coup. Se lèvres se ferment. Ses yeux plissent. Il m'embrasse. Ce corps à corps fait monter les battements de mon cœur dans ma gorge. Les émotions me montent à la tête et toute résistance m'abandonne face à la force de la douceur de son toucher.

Une dernière coupe de champagne. Les bulles pétillent. Je suis les fesses moulées dans le jean de mon copain. Nous descendons dans notre suite.

La porte s'ouvre. Une bouteille de champagne se débouche. Une lumière tamisée. Le bulles du jacuzzi. Le cuir du canapé. Le bois de la terrasse. La fermeté du matelas.

Nos corps enlacés. Les muscles en extension. Ses cheveux brillants. Sa peau suave. Son dos large. Son nez droit. Son regard brûlant. Ses mains sur mon corps. Son corps décrit par mes lèvres.

Le doux réveil du lendemain ensoleillé. Nos corps nus sous un drap de coton blanc. Nos membres enlacés. La pièce remplie d'odeur de l'amour. Des baisers furtifs. Des caresses légères. Des regards saturés de satisfaction. La lumière qui redéfinit toutes les courbes de son être. Quelques mots d'amour.

Je retrouve ses jambes nues sur le bord d'un ferry au large du Bosphore. Un mini-short blanc et des baskets en toile encadrent le bronze de ses jambes sculptées. Les rayures rouges de sa marinière laissent sortir les muscles de son cou. Il rigole en avançant vers les vagues en tirant sur mon pantalon.

Soudain. Une apparition. Chapeau feutre. Deux couettes. Robe débardeur découvrant son corps mince. Une paire de Manolos brodés vintage. La jeune fille de l'Amant, dix ans plus tard. Celle devant mes yeux fumait une cigarette. Seule. Appuyée sur la balustrade vers laquelle me tirait mon homme.

Quand il me prend dans se bras on manque de passer de l'autre côté. La jeune fille se met à hurler. Elle perd sa cigarette à la mer. Bien accrochés à la barre nous éclatons tous les deux de rire.

" Merci. C'est gentil d'essayer de sauver l'amour."
"Oh, c'est pour votre Margiela que je m'inquiétais!"
"Mademoiselle a l'oeil!" je lui souris: "alors la jeune maitresse s'est perdue en chemin pour Saïgon?"
" En effet, je viens de revoir le film, ça a inspiré mon look. Qui sait, peut-être je retrouverai mon amant."
"Ne vous a-t-il pas encore appelé pour vous expliquer qu'il ne pouvait vivre sans vous?"

Ses yeux s'emplissent de larmes amères. Je  reçois sur ma joue une claque bienveillante de mon amoureux. On regarde avec l'espoir le port de l'autre côté.